Déchirures

Publié le par Soleildebrousse

 

La dernière portière claque et la voiture démarre lentement sur la chaussée glissante. On dirait qu’ils y mettent les formes.

Je me tiens au fond, plaquée contre la banquette arrière, et je croise une dernière fois son regard. Elle a l’air d’un petit canard dont on aurait ébouriffé le duvet blond. Elle est maigre et ridiculement petite pour son âge. Ses cheveux repoussent à peine. Ils sont doux et dorés comme ceux d’un nouveau-né. C’est la dernière image que j’emporte avec moi. Elle se tient sur le trottoir, plantée sur son scooter. Son regard est confiant. Pourtant, le premier flic qui passe va se mettre aussitôt à contrôler son identité. J’en suis presque sûre. Ça le fait à chaque fois et je ne peux m’empêcher de faire grincer un sourire sur mon visage défait. Je la regarde encore. Rien ne laisse entendre que peut-être un jour elle sera une femme qu’on aura envie de prendre dans les bras. Il pleut. On s’arrache. Je laisse ma main plaquée sur la vitre. Je compte mentalement les gouttes de pluie. Ça glisse froidement. Des petites, des moyennes, des grosses. Ça gonfle, ça s’étire comme un pendu au bout d’une corde, et puis ça explose en arrivant sur le caoutchouc d’isolation. Mon nez coule. Je renifle. Mes yeux déchirent l’espace qui m’éloigne d’elle. Mes lèvres doivent être blanches. Je suis un bloc de crispation. Mais mon cœur reste bizarrement silencieux. Je ne sens rien.

On m’éloigne d’elle et plus jamais rien ne sera comme avant. Voilà, c’est comme ça que ça se passe. Ils me disent que rien n’est grave. Quelques centaines de kilomètres entre elle et moi, c’est pas la mer à boire. L’amitié à nos âges, ça vaut pas grand-chose. On nous surveille juste du coin de l’œil pour voir jusqu’où on s’est entichées. On ne sait jamais avec les filles et leurs sentiments. Les filles, ça a la peau douce et ça se touche. Les mains se frôlent et on joue à rouler -corps enserrés- dans la chambre des parents. Toute absence est bonne à prendre pour nous. On est inséparables. La clope au bec, le soir dans le petit lit étroit, on projette notre vie comme toutes les mômes de notre âge. On parle des garçons, on parle des profs, on parle de sexe et de comment ça sera la première fois. On est des têtes brûlées, on se met dans des situations pas possibles. On vole, on triche, on se fout du monde entier. On est punies plus souvent qu’à notre tour. Mais on rit, on pleure et on recommence dès que la porte s’entrouvre et qu’on peut s’envoler. Autour du cou, je porte sa médaille de baptême avec son prénom et sa date de naissance, gravés par un type que je ne connais pas et offerte par une marraine dont je me moque royalement. Voilà, c’est fini.

Au tout début on s’est écrit, on s’est revues et puis on a fait tout ça de moins en moins souvent. J’ai cru mourir. Mais je ne suis pas morte. Quelques années plus tard, dans une rue, je l’ai revue. On était étudiantes. Elle n’avait pas changé. Pas grandi, pas grossi. Mais elle était en vie. Je descendais de mon appartement. Je suis tombée dessus. On a parlé. Elle m’a dit qu’elle reviendrait me voir la semaine suivante.

Alors j’ai dit oui et puis j’ai vidé mon minuscule studio et j’ai déménagé quelques jours plus tard.

Aujourd’hui, il ne me reste que sa médaille. Toutes mes recherches n’ont abouti à rien.

 

Dimanche 4 mai

 

Publié dans MELANCOLIE

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E
impression flagrante : de qui, de quoi, comment se souvient-on ?<br /> les empreintes...<br /> tu le dis bien sous la pluie.
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