Blaise

Publié le par Soleildebrousse




Il a l’habitude de dire qu’il s’appelle Blaise.

Blaise, comme Blaise Pascal, mam…

Ça lui plaît bien et ça fait sourire les blancs.  Il n’a jamais rien lu de l’écrivain, mais il aime l’idée de cette prestigieuse ascendance. Il l’a choisie quand quelqu’un lui a dit le nom du  lycée français. Il aurait pu aussi bien s’appeler Jean, comme Jean Mermoz, le nom du lycée international, mais Blaise, ça sonnait mieux. De toute façon, il n’a jamais pris un avion de sa vie. Ni lui, ni ses amis. Alors Mermoz, hein, il ne voyait pas trop en quoi ça aurait pu lui apporter au sein de sa bande. Le prénom que lui a donné sa mère, il le garde pour lui. C’est son secret. Une promesse qu’il entend tenir le plus longtemps possible. 

Dans ce pays où tout semble partagé en deux couleurs qui n’en sont pas, il sait choisir son camp. Du noir et du blanc, du deuil ou de la foi, il sait le chemin qu’il lui faut prendre. Mais pour lui la foi n’est plus divine ou si peu. Il croit en lui, tout simplement. Il est intelligent et sait un tas de petites choses comme celle-ci. Des choses qu’il a apprises des religieux, avant qu’il ne se sauve de l’orphelinat. Le blanc et le noir.  Couleurs tristes des vêtements imposés par les blancs. Couleurs de leur vie monotone. Couleur de leur peau de crabe. Lui, il aime les couleurs et les bruits de son peuple, l’odeur de la vie.  La gaieté des pagnes portés par les femmes, l’odeur des beignets qui cuisent dans l’huile bouillante, l’agitation des corps en sueur qui se démènent pour gagner de quoi survivre à la journée. Parfois, il lui arrive même de s’assoupir en plein après-midi, derrière un étalage, bercé par le bruit des « taximans » qui forcent le passage et se disputent les clients de la journée.

Mais aujourd’hui, pieds nus dans la poussière, il traîne aux abords du marché, dans l’odeur des bennes à ordures qui dégueulent leur misère quotidienne de fruits gâtés et de papiers graisseux.

Ça fait deux ans maintenant qu’il s’est enfui. On le trouve le jour près du marché, la nuit en plein centre-ville dans les décombres de l’hôpital jamais terminé. Il ne porte pas l’uniforme, il sait qu’on repère tout de suite qu’il est un enfant des rues. Alors de temps en temps, quand un jeune en colère s’enfuit de chez lui et vient trouver refuge sur la colline des orphelins, il lui emprunte son uniforme, juste pour voir ce que cela peut faire d’être un enfant comme les autres. On le voir alors parader dans les dédales du marché, mais les vendeuses qui le connaissant bien, le houspillent et lui demandent où il a volé l’habit tant convoité.

Il reste aux yeux de tous un enfant abandonné ou un orphelin du sida. Un de plus qui vient grossir les troupes mitées de la jeunesse du pays. Une piécette par ci, un larcin par là. Il se débrouille bien. Les prêtres lui ont appris à lire et à compter. C’est bien suffisant pour s’en sortir. Sa mère pourrait être fière de lui.

C’est ce qu’il pense en envoyant valdinguer du bout du pied une vieille cannette métallique qui s’en va rouler dans le profond caniveau. Il traîne et rêvasse. Les journées peuvent être longues quand les poches et le ventre restent vides.

Le caniveau, il en avait peur avant. Il sait qu’à la saison des pluies, il devient un danger de plus à éviter. L’eau qui dévale des bidonvilles emporte tout ce qui se trouve sur son passage et, comme un monstre en colère, prend sa part de femmes et d’enfants. Ce sont les pompiers qui vont chercher les corps, une fois que l’eau a disparu et que la chaleur est revenue. La plupart du temps c’est la nuit que ça se passe. Quand les corps blottis de la mère et de l’enfant sont endormis sur les nattes, à l’abri d’une tôle  « trois étoiles ». Les meilleures, les plus solides, celles vantées à la télé. Pourtant, les tôles, qu’elles soient d’une ou de trois étoiles n’ont jamais empêché le monstre de prendre ce qu’il est venu chercher.

Mais lui, il a douze ans et a bien l’intention de réussir sa vie.  Le monstre ne l’aura pas.

 

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D
J'aime beaucoup ce portrait ! Il est sensible et touchant. Beaucoup de non-dits qui sont très éloquents...
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S
<br /> Blaise existe en fait.. mais il a dû grandir beaucoup. ça fait longtemps qu'il est un homme.<br /> Merci D.<br /> <br /> <br />
E
"Blaise", je l'avais lu, ailleurs, n'est-ce pas ? du temps où les blogs se répondaient joyeusement, allez, même sauvagement, toujours activement.<br /> je hume toujours tes portraits aux senteurs coriaces.<br /> il me faut lire de toi tout ce que je n'ai pu depuis... ça n'est pas une obligation, mais une réelle curiosité admirative. <br /> ps : un film sort aujourd'hui, "puisque nous sommes nés" qui devrait t'intéresser et mieux encore.
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R
Un bien beau tableau, riche et dense...Et surtout plein d'optimisme
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S
<br /> Merci Rémy.<br /> <br /> <br />
J
Soleil ... si tu laisse "honneur" nous te relierons , mets "bonheur " , nous te relirons . Petits pas , tapons .
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J
SdB ... dimanche après-midi triste et pluvieux à Paris ,je viens de dire à ma femme , à mes filles ... "écoutez ça et , je leur ai lu l'histoire de Blaise , l'émotion est passée ... "c'est beauuu " , "ça sent l'Afrique " , "c'est du vécu " ... Merci pour ce moment . J.P
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S
<br /> Me voici donc lue au creux d'un appartement parisien... diable... pour une sorcière, l'honneur est de taille !<br /> Merci.<br /> <br /> <br />