Croisées (5)

Publié le par Soleildebrousse

5. C’est un bouquet d’odeurs qui m’accueille. Ça sent le charbon un peu mouillé, le bois fumé, la cigarette froide. L’imperméable semble avoir absorbé tout ce qui peut se consumer sur cette terre. Mon nez détecte aussi l’encre et la mine de plomb. Je regarde le cartable projeté au sol. La fermeture a tenu, rien de ce qu’il contient ne s’en est échappé. J’en suis encore à me faire la réflexion alors que mes mains agrippent la toile du vêtement et s’y enfoncent. Tout va très vite. Je touche ce qui doit être son ventre. Le contact est rapide. Le trouble instantané. J’ai senti la dureté de ses muscles. Trop tard. Je retire les mains immédiatement tout en levant les yeux. Surpris, il me regarde. Je l’affronte. Il était temps. Il me demande si ça va. Je secoue la tête pour le rassurer et le remercie. On n’a pas le temps d’aller plus loin.

Au même moment les battants des portes s’ouvrent. Le vieux bus semble à chaque fois y perdre son âme. Il y a des cris, une bousculade s’ensuit. Les passagers reculent, c’est comme une vague qui reflue. La horde envahit tout. Dans l’air moite, je discerne les foulards rouges noués autour du front. Tee-shirts aux manches déchirées. Epaules dénudées sur les scarifications. La plupart ont été taillées brutalement dans l’ivresse de l’alcool et entretenues au sel pendant des semaines. Les chairs en sont sorties creusées aussi efficacement que par une coulée d’acide. Je reconnais des signes, je lis des mots que je ne comprends pas. Mais je le sais, ce sont des mots de haine. Aucune raison de se tromper. D’autres conflits en d’autres lieux, ici ou là,  rien de nouveau. Tout  se répète. Les yeux sont rougis par la drogue et la bière ; rétrécies par le manque de sommeil, les pupilles roulent de droite et de gauche. Les gencives saignent du noir. Les cœurs palpitent anarchiquement. Cognements répétitifs que l’on perçoit sans avoir besoin de tendre l’oreille. Les voilà enfin de nouveau chasseurs. Oubliés les travaux dégradants. Les ancêtres réapparaissent. Machettes tenues au-dessus des têtes, ils sont en alerte. Ça crie des ordres, ça crache par terre. Une vieille qui s’est avancée vers la porte ouverte est immédiatement conspuée et injuriée copieusement. On la bouscule. On la force à se rasseoir. Son pagne est arraché. Son corps nu dévoilé. Les hommes en colère n’ont plus de respect pour celle qui pourrait être leur grand-mère. Elle injurie à son tour ces fils qui ne peuvent être que des fils de pute. Un coup donné par un des plus jeunes la fait taire. Avoir attendu des années la liberté pour être encore ainsi traitée, et Dieu n’y pourra rien aujourd’hui non plus. La peur me tétanise. Je ne bouge plus. Je prie le ciel pour que l’homme n’appartiennent pas à l’ethnie pourchassée. Ça serait trop bête, trop injuste. Je veux de l’amour. Je veux du plaisir. Je veux lui parler encore. De tout, de rien, mais je sais que j'appelle la vie de toutes mes forces.  Des jours et des jours, des nuits et des nuits, entière à ses côtés. Je veux mon corps dans son corps emmêlé. Mes hanches par ses mains soutenues et sollicitées. Les agresseurs remontent la travée centrale et cherchent leurs proies. Quelques personnes tentent de les raisonner. Les coups fusent et s’écrasent sur les visages qui soudain deviennent gris. Mon peuple asservi courbe encore la tête. Quand la violence est interne, la peur l’emporte. Les plus sages n’auront pas plus gain de cause que la vieille femme. La bande se moque des appels à la raison. Elle a attendu trop longtemps. Inutile de s’insurger. A quelques centimètres de l’homme, je ne ressens que du dégoût. Ma bouche est sèche. Voilà ce à quoi on nous conduit une nouvelle fois.  Il ne nous reste peut-être que quelques minutes.

 

Publié dans NOUVELLES

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M
vite, vite la suite !! :)
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F
voici le genre de texte qui nous donne soif de suite !<br /> Tu décris à merveille les sensations de l'angoisse, de l'attente... Les descriptions nous emportent directement dans ce bus.<br /> Vivement la suite.
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