Au jardin des tuileries

Publié le par soleildebrousse

C'est du vieux texte... mais je n'ai rien dans la calebasse en ce moment.. juste des vertiges....

Mais comme y a plein de gens nouveaux qui passent me dire bonjour... voilà.. je secoue mon petit placard...



Ça arrive comme ça…

Ça arrive comme ça -  un jour -, alors qu'elle se trouve toute seule dans un café. C'est l'automne cette année-là et elle n'attend plus rien ni personne. Il fait presque froid et la seule chaleur qu'elle ressent est celle un peu étouffante du café plein du bruit des soucoupes qu'on entrechoque ou de celui, strident, des percolateurs.

Les carnets sont remplis, les placards, eux, restent quasiment vides depuis des semaines. Elle pense se remettre à boire. Elle n'aime pas ça, mais elle sait que ça deviendra vite une habitude, puis à force « indépendamment de sa volonté », un besoin vital. Elle a l'expérience. Elle connaît parfaitement les vertus de ce mal qui essaie pitoyablement d'en cacher un autre. Pourtant, elle hésite encore.

Ça fait longtemps qu'elle ne se regarde plus dans les miroirs, de toute façon les derniers temps, elle ne s'y trouvait plus. A quoi bon. L'oeil n'y discernait que des rais de lumière et d'argent. Un avenir de diagonales sans aucun sens. Son corps est fatigué, elle sait son temps compté. Elle est presque vieille.

Plongée dans sa rêverie, elle n'a rien vu.

Il s'est assis en face d'elle et maintenant se saisit de ses mains. Elle l'entend qui lui dit à voix basse et d'un seul trait des choses qu'elle ne distingue pas très bien. 

Il l'aime. Comme ça, follement, et ce, depuis la première fois qu'il s'est trouvé face à elle. Il ne sait même pas pourquoi. Il ne comprend pas. Il ne cherche plus à s’expliquer. Elle l'obsède. Il la veut. De toutes ses forces.

Au-dehors, un voile de brume se déchire. Elle tourne son visage vers la voix et découvre un très jeune homme. Elle se demande qui est celui qui veut s'emparer d'elle, comme ça, en trois mots.

Je vous aime.

Audace insoutenable de ce qu'elle n'a plus depuis longtemps – la jeunesse.

Ses poignets fragiles sont encore doucement, mais fermement enserrés et elle sent son cœur qui se contracte douloureusement sous la peur de l'inconnu.

Personne autour d'eux ne réalise ce qui est en train de se passer. Ce qui est peut-être en train de naître, là, sous leurs yeux. On est encore à l'orée de l'automne, la saison dédiée à la mort qui s'empare de tout pour parfois redonner à profusion.

Derrière la vitre du café, elle voit les arbres auréolés de leur funeste gloire. C'est une mort royale tout enrubannée d'or et de cuivre. Mais combien renaîtront ? Elle pense à ça furtivement tout en dégageant ses mains et en les glissant sur sa jupe d'un timide mouvement.

Puis elle lui sourit. Elle est habituée à réagir en situation d'urgence. Depuis le temps. Elle croit savoir ce qu'il faut dire ou ce qu'il faut faire selon les circonstances. Un fil en travers de sa vie. Elle peut l'écarter délicatement, elle le sait et se rassure lâchement.

Pourtant alors qu'il continue de parler, elle ne peut s'empêcher de l'observer. Elle le trouve beau. Divinement beau. Un enfant touché par le doigt de Dieu.

Les yeux sont sombres, la peau lisse et fraîche, elle a sûrement une odeur de crème. Le buste est étroit, tendu, un peu maigre sous la fine chemise qui dévoile le torse. Les mains, longues aux doigts minces, aériennes font leur danse de séduction sous ses yeux faussement présents.

Au-dehors, les dernières feuilles frémissent. On ne sait plus très bien qui vit encore, qui se meurt, qui a le devoir de mourir et d'oublier la pulsation de la vie qui court dans les veines.

Tout s'agite en tous sens. Mais elle, elle ne perçoit aucun bruit.

 


Elle sait déjà que quoi qu'il lui demande, quoi qu'il exige, elle lui dira oui.

 

Un dernier regard, une brève poignée de main, et la voilà qui traverse la pièce enfumée puis franchit la porte. Elle tremble de tout son corps, mais elle raidit ses muscles et relève le menton alors qu'elle se déplace dans une indifférence générale. De toute façon, s'ils se donnaient la peine de la suivre des yeux, les consommateurs ne verraient qu'une femme d'une cinquantaine d'années comme on en croise chaque jour et qui ne laisse aucune trace dans les mémoires. Ses vêtements sont sobres, classiques, rien qui ne permette de l'identifier au premier coup d'œil.

Malgré sa volonté déterminée à ne rien entendre de ce qui vient de lui être débité là -  elle a accepté un rendez-vous pour le lendemain. Au jardin des Tuileries, il a demandé, en l'implorant du regard.

En inclinant un peu la tête, elle observe au travers de la vitre le jeune homme se détendre. Pourquoi justement le jardin des Tuileries, elle a pensé.   

Il s'est affalé et lui tourne le dos. Elle pressent que ses mains enfin relâchent l'infime crispation qui les maintenait dans une douloureuse contracture. Dans un soupir, elle ose se dire qui ni l'un ni l'autre ne sait où il va et pourquoi il y va et par expérience elle n'accorde aucun crédit aux paroles qui viennent d'être proférées. Seulement, elle est seule. Parvenue sur le trottoir encombré par la foule de ceux qui vont et viennent d'un air décidé, un sentiment d'abandon l'étreint. Son esprit se soulève et lui demande de réaliser ce qu'elle est en train de mettre en branle. Elle voudrait avoir encore vingt ans, rien qu'une fois. Dans le prolongement des années qui s'imposent à elle sans qu'elle les ait souhaitées, une partie d'elle-même refuse la capitulation et réclame son dû. Elle veut vivre, simplement vivre. Enfermée au fond de son corps qui la lâche, elle sait que tout n'a pas succombé aux ravages du temps.

Elle pense à ce qui vient d'arriver alors même qu'elle accomplit de façon mécanique le trajet qui la ramène à ce qu'elle est. Une fois la porte franchie, elle se sent rattrapée par son passé et ses yeux balaient les photographies qui tapissent le mur de l'entrée.

Sa vie s'étale en quelques clichés noir et blanc. Elle se sent réduite. La vie, les grossesses, les disparitions. Le poids d'un passé parfois décidé, souvent subi.

Les enfants, elle pense beaucoup aux enfants. Paroi protectrice sans laquelle elle serait une proie si facile pour les loups. C'est une image qu'elle veut bien offrir aux amis de passage, à ceux qui entrent encore de temps en temps lui raconter les trépidations de leur vie alors que la sienne désormais s'étiole en égrènements monotones et fades.

Elle s'écroule dans son fauteuil et ferme les yeux.

Le lendemain, dans le froid glacé de ce premier jour de novembre qui immobilise les lèvres des quelques passants qui arpentent d'un air décidé la grande allée, elle s'approche, les mains recroquevillées au fond des poches. Elle ne sait pas bien pourquoi elle est venue, mais tout en elle le cherche. Elle entre par la rue de Rivoli, coupe la terrasse des Feuillants et se dirige paisiblement vers les premiers bassins. Les statues à peine givrées bloquent sa vue et alors qu'elle s'est avancée vers cette aventure le cœur tranquille, la voilà qui commence à s'affoler à l'idée que,  peut-être, il n'est pas là, qu'elle a rêvé tout cela et qu'elle n'est qu'une vieille bique en mal d'amour.

Les chaises éparpillées près du grand bassin l'ignorent royalement. Elle ne découvre personne, aucune silhouette qu'elle pourrait reconnaître. Elle peste à mi-voix en se disant qu'elle est vraiment trop stupide pour s'être laissée aller à accepter un tel rendez-vous. Elle se sent idiote et proche d'une humiliation qu'elle sait ne pas pouvoir supporter. Elle tourne en rond, regardant tour à tour le vide qui l'entoure et le cadran de sa montre. Une dernière fois, elle espère de tout son cœur puis se décide à se déplacer vers la grande allée. Elle avait été claire pourtant. Le premier bassin, rendez-vous au premier bassin. C'est à peine si elle sent le froid qui rigidifie encore un peu plus sa peau à peine flétrie par le temps et fait affleurer un peu de rouge à ses joues. Ses yeux papillonnent et elle lutte contre l'envie de pleurer qui monte du fond de son ventre terriblement douloureux. 

Elle accélère sa marche. L'étau qui l'enserre maintenant lui semble ridicule, ce n'est qu'un simple rendez-vous. Elle se parle à voix basse et marche prestement vers le deuxième bassin. La solution se dévoile évidente, elle se reproche sa pusillanimité. Elle secoue les épaules. Quelques pas encore et enfin elle le voit. Il se trouve seul, assis sur une des chaises métalliques disposées, çà et là, dans un savant désordre. Elle se demande qui met les chaises et quels sont ceux qui les ont ainsi abandonnées au fil de la matinée. Tout en s'avançant, elle ne le quitte pas des yeux. Il ne l'a pas vue. Son attitude est nonchalante, personne ne pourrait croire qu'il se tient là pour quelqu'un. Il semble pensif et vaguement présent. C'est à peine si elle peut le reconnaître si elle ne savait pas qu'il l'attend. Son corps a pris place sur toute l'assise de la chaise, ses jambes sont étendues droit devant lui et il a croisé les pieds. Elle prend son courage à deux mains et se montre à lui. Il se lève sans dire un mot, l’enveloppe dans ses bras, la serre si fort qu'elle croit défaillir. Elle sent ce corps inconnu qui se presse dans une attitude familière et ne peut s'empêcher de penser que c'est un enfant, qu'elle n'a aucun droit à se trouver là, tout contre lui. Il se décolle d'elle et la regarde à bout de bras. Elle rit, intimidée. Ses yeux se plissent, sa peau s'empourpre une nouvelle fois, mais ce n'est plus le froid qui en est la cause. Elle croit revivre un temps à jamais disparu. Il lui propose d'aller quelque part où il fait plus chaud. Elle accepte. Pourquoi sinon serait-elle venue ? Ils se mettent à déambuler l'un près de l'autre. Ils ne ressemblent pas à un couple, la différence d'âge est trop flagrante, mais on ne peut les prendre pour une mère et son fils. Ils sont deux êtres, tout simplement. Deux êtres contents de se presser, l'un contre l'autre.

C'est une nouvelle suspension du temps dans l'infini des histoires d'amour. Une de plus, rien de plus.  Au travers de l'épaisseur des étoffes, ils sentent le rayonnement de leur peau, ils imaginent la douceur du grain, l'intensité de la carnation et  rêvent de concert, les yeux grands ouverts. Leurs rêves se croisent au-dessus de leurs têtes. Elle n'ose pas parler. Il se tait et glisse son bras sous le sien. Elle tremble. Ils respirent doucement, comme ça, dans la fin de cette matinée d'automne, tous deux emmêlés dans un bref et intense avenir incertain. Elle ne sait où il la conduit, mais elle capitule. Depuis leur unique rencontre, elle a abandonné le cours de sa vie à ces mains inconnues, mais qu'elle sent si proches et si impatientes de se saisir d'elle. Il la guide d'une pression fine contre les muscles de son avant-bras et elle cède, avide de bonheur. Elle sent sa volonté agir sur elle. Dans une fausse torpeur, elle perçoit qu'ils laissent la grande place derrière eux et qu'ils s'engagent dans la rue Rouget de l'Isle. Quelques minutes se sont écoulées et déjà ils passent le porche d'un hôtel, elle n'a que le temps d'en distinguer l'enseigne -   Le Mayfair -  . Il lui demande de l'attendre un bref instant puis revient et ils investissent l’escalier. Il serait stupide de prétendre qu'elle ne pense pas à ce qu'elle accomplit. Elle sait très bien ce qu'elle fait. Elle n'est pas une enfant. L'intimité ne lui fait pas peur, la découverte non plus.

Elle a aimé et s'est laissé aimer déjà. C'est juste que cette fois, elle ne le connaît pas et elle est impatiente de savoir. Elle franchit sans fausse honte la porte de la chambre et participe de plein gré à ce que la vie lui offre.

Assis sur le bord du lit, ils ne se parlent toujours pas ou à peine. Ce sont des mots de tendresse qu'ils échangent brièvement. Il la remercie, elle s'excuse d'être ce qu'elle est. Si vieille déjà et si abîmée par le temps. Il lui met un doigt sur la bouche et lui demande de se taire pour les moments qui vont venir. Alors, elle se laisse découvrir et le découvre à son tour. Dans l'intimité de la chambre, la lumière reste allumée, elle n'est pas farouche, elle aime l'amour et son jeu où chacun oublie qui il est à l'extérieur. Ce sont deux corps qui se réclament et qui s'aiment. Dire qu'il y aurait un accord parfait serait un mensonge, il faut du temps pour cela. C'est juste qu'elle sait fermer les yeux et savourer la montée du désir. Ce sont des milliers de capsules qu'elle laisse être activées au fil des mains qui passent comme des rasoirs sur les endroits les plus sensibles de son corps. Chaque capsule s'ouvre comme une minuscule anémone de mer et l'air embaume le plaisir si secret que diffuse le corps quand il est aimé. Son esprit a ouvert grand ses portes blindées. Avec l'expérience et le temps, elle a appris à n'avoir aucune pudeur ni aucune honte de ce qui se passe dans les chambres où l'on s'aime. Elle s'entrouvre puis s'ouvre, il s'abandonne à son propre plaisir. Ils se regardent et une fois le calme revenu, ils s'observent silencieux. Il pose une main sur sa joue. Elle blottit ses mains contre son propre ventre.

Le silence poursuit sa dilatation et envahit l'espace dans lequel ils se sont isolés. C'est un silence de paix. Cette sorte de silence très particulier qui laisse passer, même en pleine ville, les protestations des oisillons affamés, les récriminations des plus petits gloutons ; un silence de vie et d'amour partagé sans qu'un mot de plus ne soit nécessaire.  Elle se rappellera longtemps cette alternance musicale étonnante entre eux.

Rapidement, elle se lève, s'enroule dans le grand drap blanc et se dirige vers les vêtements discrètement abandonnés au pied du lit. Il la regarde.  Elle reste polie et attentive à ce qu'elle perçoit derrière son dos, mais déjà sa décision est prise, elle n'ira pas plus loin. Elle jette un coup d'œil vers l'extérieur. Le voilage des fenêtres est l'unique horizon de leur avenir commun. Une opacité bienveillante qui les protège des juges extérieurs.

Alors, joyeusement, dans toute sa féminité recouvrée, elle se rhabille rassérénée.  Elle se sent de nouveau femme et libre. Quelque chose d'infime vient de renaître grâce à  la candeur étourdissante d'un jeune homme, un supplément d'aptitude au bonheur. La voici bardée d'une nouvelle légèreté qui n'est pas sa jeunesse enfuie, mais qui lui redonne le goût de vivre. Leur histoire va s'arrêter à l'endroit même où elle vient de commencer. Ce n'est pas lui qui verra son corps vieillir et disparaître dans les sombres frondaisons de cette saison.  Un baiser, un seul, et il sait.

 Elle a -  de nouveau - un tas de choses à écrire dans son carnet.

 

2 novembre 2007

 

 

Publié dans NOUVELLES

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C
Très joli texte, plein de sentiments et d'amour. J'ai envie de connaître un peu plus cette femme...
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S
<br /> Merci c'est gentil d'être passée !<br /> <br /> <br />
H
effectivement tes textes sont tres beau...j'ai beaucoup aimé celui ci. J'ai pris plaisir a te lire.
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S
<br /> Merci Henriette... de ta part, ça me touche beaucoup.<br /> <br /> <br />
V
J'aime bien ce que vous écrivez, mais nous ne nous ressemblons pas!!<br /> Parfois et même toujours , je suis éblouie par toutes ces différences qu'y existe entre les gens sur la terre...mais je n'y ai pas toujours accès...<br /> La plupart des gens sont imperméables...
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E
j'ai lu mon amie comme elle lit au travers de moi, c'est-à-dire en soeurs presque, celles qui n'ont pas dit leur dernier mot.<br /> j'ai lu de l'amour. et ta pudeur.<br /> j'ai tant aimé te lire.
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P
J'ai pris beaucoup de plaisir à lire "Au jardin des tuileries", texte très émouvant, pétri de non-dits et d'une élégance sensuelle, oscillant entre l'ombre et la lumière. <br /> Ton style est en place, porte ta marque et s'adapte à ton écriture "intériorisée". Tu décryptes les êtres et les explique par leurs gestes, t'arrêtant sur certains détails significatifs pour nous aider à les comprendre. Ainsi, ils nous semblent proches et nous nous sentons proches d'eux. Anonymes (tu ne les nommes pas), ils nous ressemblent alors.<br /> Tu dis l'amour, la nostalgie, l'inquiétude, la renaissance,la fuite du temps mais surtout l'indicible. <br /> J'aime ta subtilité. "La femme" s'approprie le monde extérieur qui nous est restitué à travers son regard. cela te permet d'établir ainsi un parallèle entre la saison (automne/hiver) et son monde intérieur. <br /> Merci et bravo.
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