la maladie du père -

Publié le par Soleildebrousse



              Rose regarda la porte se refermer sur le dernier client de l’après-midi. Depuis qu’elle travaillait ici, elle en voyait passer chaque année un peu plus et cherchait à deviner derrière les dos courbés le chemin plus ou moins identique qui les avait conduits dans cette pièce, sagement assis sur les fauteuils de velours marron. Les lunettes légèrement abaissées sur le nez, crayon à papier planté dans la gencive droite, elle mâchonnait sa réflexion tout en parcourant quelques formulaires de demande d’aide judiciaire dont elle ne remplissait qu’une partie, celle relative à la proposition d’assistance.


            La journée s’écoulait. Elle les appelait un par un et à l’annonce de leur nom, ils levaient enfin les yeux puis franchissaient le petit espace qui les séparait du cabinet. C’est à peine s’ils la regardaient. Normal, elle était une femme et relevait désormais des virus extrêmement dangereux. Pourtant l’affection, elle pouvait l’affirmer rien qu’à voir leur tête, ils l’avaient déjà contractée. En son for intérieur, elle lui avait donné un nom : la maladie du père. Elle en avait vu qui venaient d’en réchapper de justesse alors même qu’ils n’avaient pas atteint leurs quarante ans. Rayés, disparus, envolés, par le pouvoir d’une seule phrase magique et assassine. Comme ça. Simplement, parce qu’une femme qui n’en pouvait plus décidait que pour elle, ils l’étaient définitivement. L’entourage était au courant, mais eux n’avaient su leur condamnation qu’à la présence du hasard. En pleine rue, peut-être, en sortant d’un magasin ou alors en croisant un ami qu’ils n’avaient pas aperçu depuis longtemps. Voilà qu’ils s’étaient entendu dire : - Ben quoi, t’es pas mort ?


Bien entendu pour que ces choses arrivent, Rose sentait qu’il fallait habiter une grande ville. Dans un village, cela n’aurait pas été possible, tous auraient compris la portée faussement funeste de la métaphore.


Quelques jours avant, alors qu’elle avait récupéré les deux filles de son fils, elle avait été elle-même touchée de plein fouet.

- Au fait, mamé, on a oublié de te dire, le père de Marie est mort il y a trois semaines, avait balancé la plus jeune en plein milieu du repas.

Ça avait été annoncé, comme ça, sans intonation particulière. Sous le choc, Rose avait suspendu la fourchette de petits pois qu’elle comptait avaler en paix et n’avait pu maîtriser sa surprise. Les légumes avaient rebondi en petits sauts élastiques sur le carrelage de la cuisine et Rose s’était aussitôt levée pour se saisir d’une pelle et d’un balai afin de réparer les dégâts.

Tout en accomplissant le nettoyage, elle s’était dévissé la tête et d’un regard avait interrogé les gamines : - Mais, c’est impossible… c’est maintenant que vous me dites ça ? Comme ça, en plein repas, comme si c’était une chose insignifiante ?


Rose connaissait bien Marie. Elle la prenait aussi de temps en temps, les jours où les filles passaient l’après-midi avec elle parce que leur mère ne voulait pas encore les laisser seules dans le grand appartement.

Les petites avaient haussé les épaules.

- Ben oui, on te le dit, tu devrais déjà être contente. Mais tu sais, Marie, elle a dit qu’il fallait le dire à personne…

- Mais enfin, c’est très grave, une chose pareille, avait répliqué Rose, je dois appeler sa mère tout de suite.

Joignant le geste à la parole, elle s’était dirigée vers l’appareil vissé au mur de la cuisine.

- Non, on te dit. Non, tu ne dois rien dire, nous n’avions pas le droit d’en parler de toute façon, c’est un secret, pas question que les autres soient au courant, avait ajouté la plus grande.

Rose avait essayé de parlementer ce jour-là pour obtenir davantage d’informations et surtout elle avait insisté sur l’importance que pouvait avoir la perte du père pour l’enfant. La conversation s’était poursuivie, mais les mots avaient résonné dans l’air sans trouver d’écho. Ce n’était pas une chose aussi anodine que cela pour qu’on l’évoque avec tant de légèreté. Dépitées, les petites avaient écourté le dialogue en lui extorquant la promesse de respecter le secret confié.

La journée s’était finie comme elle avait commencé, paisiblement et sans que le sujet tabou ne soit de nouveau abordé. Pourtant, plus d’une fois, Rose s’était mordillé la lèvre inférieure, balançant entre la parole donnée aux filles et l’envie d’en apprendre plus.


Quand le bruit léger de la porte se fit encore une fois entendre, Rose contempla l’homme qui sortait. Elle pensa qu’il atteignait à peine la trentaine. Pour avoir parcouru plusieurs pages de son dossier, elle savait que le couple n’avait qu’un enfant. Un petit de trois ans. Elle hocha la tête d’un air désapprobateur. C’était presque à tous les coups le même circuit. Aussi, tout en l’observant qui enfilait son manteau, elle récapitula mentalement la possible succession des faits.

Cinq ans pour se connaître, une année pour prendre la décision de se reproduire et trois pour comprendre que les caractères de l’un et de l’autre ne seraient jamais pleinement ajustés. Dans sa malchance, l’homme avait à peine eu le temps de reconnaître le rôle que le cours des choses lui avait donné. Tout déjà lui serait repris. Il lui serait interdit de découvrir ce que c’était d’avoir un enfant à soi.


Rose se laissa aller à penser à sa propre vie. Elle imagina ce que cela aurait pu être d’avoir été privée de tous ces petits gestes quotidiens dont elle avait joui sans aucune limite. Mais elle avait beau froncer les sourcils, rien ne venait. C’était sûrement quelque chose de terrible.


De plus en plus d’hommes prenaient conscience de ce qu’ils risquaient et refusaient d’abandonner la partie. Alors, ils franchissaient le seuil du cabinet. Peut-être ne feraient-ils pas le poids mais, ils comptaient quand même faire quelque chose. Il leur faudrait batailler ferme. Rosa persistait à croire que les temps avaient changé, ils avaient leurs chances. La garde alternée, les logements plus ou moins proches, tout ceci ferait que le lien qui déjà les unissait pourrait enfler jusqu’à devenir racine solide. Cela n’avait pas été le cas du père de Marie.


Un samedi après-midi, Marie s’était de nouveau présentée à la maison. Son visage maussade avait décidé Rose. Après avoir tourné autour du pot pendant la moitié de la journée, elle avait entamé une discussion anodine avec la petite.

- Qu’est-ce qui ne va pas ? On peut bavarder ?

La jeune fille avait évoqué les soucis de santé d’une amie de la mère. Le chagrin envahissait la maison. L’anxiété s’était accumulée. Après quoi, Rose se rapprochant avait demandé poliment si elle acceptait de parler de la disparition du père. Elle avait acquiescé. En une succession de questions réponses, Rose avait appris l’essentiel.


Aucune information particulière n’avait été donnée à l’enfant. Elle savait juste qu’il était mort parce que la mère le lui avait dit. Il y avait eu un coup de fil. Une conversation et c’était tout. Pas d’enterrement, pas d’explications, quelques phrases puis beaucoup de silence.

Rose s’était sentie ridicule dans sa démarche. Peu à peu, sa belle assurance et ses bonnes intentions étaient tombées à l’eau devant le calme insondable de la petite. Elle avait assuré à l’enfant que cette dernière pouvait revenir lui parler quand elle le souhaitait, mais elle savait déjà que cela n’arriverait pas. Marie n’avait pas semblé lui en vouloir.


La mauvaise surprise, c’est que deux semaines plus tard, Rose avait appris par une amie que le père n’était pas mort. Seule la mère en avait décidé autrement. Par sa seule volonté, il avait été effacé de la trilogie familiale, un jour, comme ça, à l’improviste, sans le savoir. Ça faisait une congestion de compléments circonstanciels, mais c’était la vérité. Voilà, il n’y avait pas à proprement parler de mensonge. C’était un fait.


Un monde dans lequel désormais, la fillette allait devoir naviguer. Un espace clos blindé de murs montés par une adulte qui avait dû subir un sacré paquet de cochonneries en tout genre pour en arriver à une telle extrémité.


Il était dix-neuf heures. Rose retira le crayon mordillé de sa bouche, ferma le dossier et le remit précieusement sur la haute pile qui penchait dangereusement sur le coin de son bureau.

Publié dans NOUVELLES

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E
sans que cela soit péremptoirement dit, avec ta délicatesse incisive, le nom du père.
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J
Toujours tes mots, encore cette écriture délicate.. que j'aime lire et infuser en mon âme..<br /> Merci, Nathalie
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B
bien sûr...Une tranche de vie, découpée au scalpel, et à garnir selon nos journées.
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M
Je me suis fait happé par ton histoire, j'aime bien le rythme que tu lui donnes ; et maintenant j'attends la suite, ça sonne comme un extrait de roman dis donc.
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C
juste pour te dire que j'ai bien aimé relire ça...
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