Digression

Publié le par Soleildebrousse

J’attends dans la cuisine. Par delà la fenêtre, c’est mon futur qui se dessine. Je me ronge les ongles. Je fouille du regard les tours au loin et le long ruban de goudron sur lequel les voitures défilent. Autour de moi, c’est le silence. Sur la paillasse en céramique blanche, le biberon refroidit.

Je me souviens.

Ils sont venus au matin me prévenir. Je dormais encore. Il a fallu agir vite. Ma première réaction, ça a été de décoller les photos. Le mur de ma chambre en était rempli. J’ai fait ça mécaniquement, sans comprendre. Les voix autour de moi étaient désolées. J’entendais bien ce qu’elles me disaient. Pourtant, ça ne passait pas.

On m’a demandé si je voulais prendre une douche. Tout le monde parlait bas. Elles étaient cinq à me regarder me noyer. Tout en direct.

Quand la douleur vous surprend au réveil, elle a quelque chose d’hallucinant. On croit que c’est un cauchemar mal résorbé. On pense pouvoir fermer les yeux très fort et ensuite reprendre son souffle. Une simple veine de vie. Mais ça ne fonctionne pas.

J’ai pris une douche. J’ai  saisi une chemise de coton. Je me suis assise nue sur une chaise dans la salle de bain. La porte entr’ouverte. Elles m’avaient demandé de ne pas m’enfermer.

Mon ventre, à peine arrondi, annonçait quelques semaines de grossesse. Mes cuisses s’étaient déjà élargies, ma peau avait le long de l’abdomen une couleur caramel. Je me suis caressée, les oreilles bourdonnantes.

Une jambe après l’autre, j’ai enfilé un slip, noué mes cheveux d’un fin lacet de cuir et je les ai rejointes dans le salon. D’un coup d’œil, j’ai vu leur mine défaite, leur bouche étirée en un étalement de clown triste.

-Que faut-il que je fasse ? j’ai demandé.

-On n’en sait rien, on a juste entendu les infos à la radio. Il y a peut-être des survivants. Tu dois y croire, garde espoir.

Mais leurs yeux disaient le contraire et j’étais loin d’être folle.

Dans un premier temps, on s’est contenté d’allumer la radio. La station locale ne parlait que de ça. On a eu droit à quelques hypothèses et puis plus rien. Le cours des choses reprenait jusqu’au prochain bulletin. Ça a duré des heures cette petite ballade entre émotions contradictoires.

On m’a demandé de rester sur place. Il était inutile que je cherche à rejoindre les équipes. Des spécialistes arrivaient, ils s’occupaient de ça. On me tiendrait au courant.

J’y ai cru pendant quarante-huit heures. Le temps qu’on localise l’avion et qu’on puisse l’atteindre. Il était tombé en pleine forêt. L’appareil n’a recraché qu’une personne. Une seule. Et encore, un pur hasard. Ce n’était pas lui. C’était un simple prof de musique, assis tout au fond. Au moment de l’impact, il a été éjecté par une déchirure dans la carlingue.

Aux jeux de loterie, de toute façon, je n’ai jamais eu de chance, moi.

Quand on a voulu identifier les corps, ils avaient été profanés. Plus aucun bijou précieux. Rien. Tout avait été volé. Le reste évidemment avait fondu.

On a dû se contenter de ce qui restait. Quelques dents dans des corps de papier cramé.

Je me demande toujours ce qu’est devenue son alliance. Elle a dû être coulée, vendue réutilisée. Ainsi quelque part, quelqu’un d’une façon ou d’une autre porte une trace de nous. Je ne sais pas si je l’accepte encore aujourd’hui.

Au cours de ces quarante-huit heures, je n’ai jamais été seule. Quelques ombres m’ont accompagnée dans tous mes gestes. J’ai du mal à me souvenir. Quel pouvait être mon visage ? Des mains agrippaient les miennes, je me cramponnais au bras des fauteuils, le téléphone ne cessait de sonner. Quelques journalistes ont tenté leur chance. Je n’ai pas parlé, murée déjà dans mon silence. Isolée dans ma perte. Incompressible. Inatteignable.

Pendant ces deux jours donc, j’ai juré tout ce que je pouvais jurer. Les saints du monde entier ont reçu mille promesses de sacrifice. J’ai égrené les minutes jusqu’à en oublier où j’étais. J’ai joué à compter les dalles du salon, noir, gris, noir, gris… Reviendra, reviendra pas. Je tombais parfois sur « reviendra », mais recommençais mon compte quand mon œil s’arrêtait par malheur sur « reviendra pas ».

La nuit, on m’a donné un comprimé. Je l’ai pris, croyant bien faire. Je n’aurais peut-être pas dû. La souffrance vient rarement dans l’action.

Je suis partie, le temps a passé. Les quelques semaines où j’ai dû rester dans ma famille, j’ai eu l’impression d’avoir de nouveau quinze ans.

Mon ventre s’est arrondi de plus en plus. J’ai pris un appartement. Je me suis organisée.

Un jour alors que mon fils était déjà né depuis quelques mois, j’ai eu la certitude qu’il était revenu.

 

[...]

je sais.. je sais... comme d'habitude, je risque de ne pas aller au delà.

Ce soir, je m'en fiche.. j'essaie seulement.


 

 

 

 

Publié dans NOUVELLES

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S
<br /> point besoin d'aller plus loin, ne pas briser l'alchimie...<br /> <br /> <br />
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H
<br /> plus loin ? pourquoi ?<br /> <br /> <br />
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S
<br /> pour être gaie et pleine d'espérance.<br /> <br /> <br />
E
<br /> ceci est une nouvelle dont j'aime infiniment [...] la chute ou le rebond.<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Merci Emma. Ici, rien de nouveau sous le soleil. Je m'active.<br /> <br /> <br />
P
<br /> Belle chance :) Qui sait quels chemins tu aurais parcouru si quelqu'un t'avais redonné cette alliance ?<br /> <br /> <br />
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S
<br /> Fiction... Fiction.. les silences en disent long.<br /> Tout n'est que fiction.<br /> Ce n'est pas ma faute à moi si cela me vient en tête.<br /> <br /> <br /> <br />