Ce qu'on voit par la fenêtre...

Publié le par Soleildebrousse


Le matin, quand je me réveille, je sais tout de suite si la journée va être belle ou pas. Je m’étire, je prends un peu plus de place et j’essaie de mettre chaque parcelle de ma peau en contact avec le drap. C’est ma gymnastique personnelle. Mon petit secret. Ici tout se voit et tout s’entend. Les murs sont étroits, les oreilles veillent. Je souris et dévoile mes dents. Deux minutes d’intimité pour savoir que je suis bien en vie. Sous mes paupières, les papillons commencent leur danse. Je laisse filtrer juste ce qu’il faut de lumière. Je traîne encore un peu, roulant machinalement contre le mur. Mon corps est lourd. Il respire et sent bon. Les hanches tanguent, les mains se désengourdissent. Les rêves se déchirent en voiles de coton. Ma conscience est endormie. Je m’accorde cinq minutes avant de me laisser rattraper.
La tête légèrement voilée, je ne vois pas tout de suite s’il fait beau. Pourtant, déjà, la lumière revendique l’espace. Ça se réchauffe doucement. Tout à l’heure ça cognera. Nous sommes au creux de juin. Les pluies ont commencé. De l’autre côté du mur, j’aperçois l’encadrement de la fenêtre. Me rehaussant du coude, je prends le monde et l’absorbe.
Sur le trottoir, à même le sol ou parfois sur de solides emballages de frigos américains importés, il y a une longue file de corps placés les uns à côté des autres. Des petits, des grands, des gros. Tout dort encore. La nuit a été chaude et la plupart se sont endormis après minuit. Je balaie le tout du regard. Ça fait comme une chapelle ardente étonnamment vivante. Un peu plus nombreux à se regrouper ici, chaque soir, en arrière du front de mer.

Au fil du temps, j’ai vu la colonne s’allonger et s’alourdir. La pauvreté envahit la ville comme le sable ravage la côte au fil des grandes saisons. Cela se fait en silence, séditieusement. On sait, mais on ne dit rien.

Alors je me laisse envahir par ma salive et je déglutis.
Chaque matin j’avale le monde et abandonne ma volonté, laissant à ma conscience mécanique la possibilité de prendre doucement le dessus.
J’ai un réveil. Une petite chose bon marché que je me suis achetée. Pourtant, avant même que retentisse la sonnerie, je suis réveillée et je glisse mes doigts à l’arrière pour déplacer l’étroit curseur de plastique. J’y vais à l’aveuglette. C’est mon jeu. La partie est gagnée ou perdue quand je vérifie si je ne me suis pas trompée. J’hésite toujours sur le sens à donner à ma vie. A droite j’éteins et je m’oublie dans une rêverie abrutissante, à gauche je persiste et je combats. C’est ainsi que je le vois et c’est une vieille histoire entre lui et moi. Un goût de revenez-y comme dirait un de mes amis. Je me demande parfois qui des deux s’amuse le plus.
Rassurée pour la journée, me voici convaincue que je décide moi-même de l’écoulement du temps. Je fonctionne avec ma petite mécanique personnelle qui m’empêche de penser que nous sommes des millions programmés pour faire la même chose presqu’au même moment. Moi, je hausse les épaules. Au moment du choix, j’aime bien penser que je suis la seule à percevoir l’aberration de ce monde. Alors, je lance les draps au loin et une fois de plus, je me lève. Le sol est un peu froid. C’est de la pierre grise.
En bas, pas de luxe, juste un peu de béton égaré dans la poussière rouge. Le contact nous oblige ainsi à ne pas oublier que la terre est là, juste en-dessous de nous. Mais je sais que le jeu est faussé.
Qui peut s’habituer à vivre à des mètres au-dessus du sol. Je déteste les tours aberrantes dans lesquelles les hommes s’enferment. Tours de riches, tours de pauvres. Les premières cachent ce qu’elles recèlent, les secondes laissent voir leurs entrailles par leurs pans déchirés de zébrures colorées. En bas, ils ne savent pas trop tout ça. Les tours sont rares. Il y en a moins que les 4x4. Pas beaucoup certes, mais chacun en a vu dans les feuilles avec lesquelles on emballe les marchandises. Des tours plus hautes que le toit de la mosquée ou celui du plus bel hôtel de la ville, ce sont les images qui se sont incrustées au fond des yeux. Parfois même, elles prennent feu. Et alors - le bruit court et s’éteint aussi vite qu’un cri lancé dans la nuit - .

Chaque matin, je me souviens d’où je viens. Mes pieds accrochent le sol, c’est rugueux. Je tangue puis me stabilise. Il suffit que je détourne les yeux de la fenêtre et que je me dirige vers la cuisine.
Hier, trois grosses berlines sont venues se garer tout à côté. Des hommes et des femmes bien habillés en sont descendus. Ça riait, les portières ont claqué. Je ne dormais pas. C’est le club de jazz au coin de la rue qui les attire.
A même les cartons, j’ai vu quelques silhouettes bouger sous les tissus et puis tout est redevenu calme.
En bas, ça rêve juste d’un sol un peu plus souple sur lequel on pourrait dormir autrement que comme un chien.
En Europe, il paraît que même les chiens on les laisse rarement dormir dehors. Voilà, c’est mon matin à moi. Les choses s’enchaînent, juste ce qu’il faut pour offrir un retour paisible à la vie. Rendue dans la cuisine, je prépare le café et puis j’allume la radio.

Hier, je me suis approchée de la fenêtre et j’ai appelé. Il n’y avait rien. Aucune voix, aucune main, aucun signe. J’ai su que chaque jour serait encore le même. Sans aucune possibilité de savoir qui avait la clé de ce mystère-là.

Jeudi 12 juin 08

Publié dans AILLEURS

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
S
<br /> une fenêtre est une bien drôle de trouée vers la réalité... seul le regard de celui ou celle qui se trouve devant peut redonner toute l'intensité des choses... ce que tu traduis fort bien en mot.<br /> <br /> <br />
Répondre
L
<br /> J'aime beaucoup " les tours aberrantes", mais enfin, je les déteste aussi.<br /> <br /> <br />
Répondre
S
<br /> Merci.<br /> <br /> <br />
P
<br /> Les chiens, peut-être pas, les hommes, oui. Ou bien l'homme a un chien, ses nuits plus douces et protégées de quelques cauchemars.<br /> <br /> <br />
Répondre
S
<br /> Fais moi crédit.. et pense bien que le choix du chien était volontaire. n'est-ce pas ?<br /> Je réédite ce texte. Je trouve qu'il me fait du bien.<br /> <br /> <br />
M
Je découvre vos texrtes au hasard de mes balades. J'aime bien votre façons d'écrire et de dire les choses et j'ai envie de lire vos nouvelles . Je reviendrai.
Répondre